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7 août 2024
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M. Großmann/pixelio.de

Cinq trèfles et du retard au démarrage

La Suisse ne s’est pas précipitée pour construire son réseau autoroutier. Alors qu’elle a commencé par le bétonner de manière abrupte dans les années 1960, elle l’a ensuite mieux intégré au paysage, notamment en raison de la pression de l’ATE. La résistance a atteint son apogée vers 1988 dans le district du Knonau, d’une part sur le plan politique, et surtout en matière d’inventivité.

Dans le cadre d’une exposition qui a eu lieu en 1927, Willy Sarbach, apprenti ferronnier bâlois, s’est retrouvé devant la question d’un concours: «Comment s’y prendre pour que des routes à fort trafic et à quatre voies se croisent sans heurt au nord des Alpes, alors même qu’un tel projet n’a encore jamais été réalisé à ce jour?» Le défi était lancé par une association allemande baptisée «HaFraBa», pour «Hambourg-Francfort-Bâle».

Idée reprise par le nazisme

Après avoir observé différents carrefours de ce type à Bâle, Willy Sarbach a eu une idée, devenue aujourd’hui très courante: l’échangeur autoroutier en forme de trèfle, pour lequel notre homme a obtenu en 1929 un brevet du Bureau fédéral de la propriété industrielle à Berne. Il ignorait encore qu’en 1916 aux États-Unis un ingénieur civil du nom de Hale avait eu une idée similaire, même si elle n’avait pas véritablement abouti.

Les autoroutes sont toutefois restées à l’état de concept. Ce n’est qu’en 1933 que le régime nazi découvrit la valeur d’une voie express, en y incluant le trait de génie de Willy Sarbach. En mai 1935, on a ainsi inauguré 22 kilomètres de la «HaFraBa» près de Darmstadt. L’échangeur de Schkeuditz, à proximité de Leipzig, a été réalisé en 1938 selon les plans de notre Bâlois. Pas loin de 3900 kilomètres de routes à quatre voies sillonnaient l’Allemagne
en 1943.

La spécificité autoroutière suisse

La Suisse a donc modestement contribué à l’histoire des routes européennes à grand débit en 1929, avant même leur concrétisation. Puis elle s’est occupée d’autres choses avant de se réveiller dans les années 1960.

Les premières autoroutes sont apparues en 1955 à Horw, près de Lucerne, en 1962 à Grauholz, dans les environs de Berne, et surtout pour l’Expo 64 entre Genève et Lausanne. Bien qu’aucune innovation technique n’était plus possible depuis longtemps, les Helvètes ont établi quelques records, jusqu’aux actuels 2254 kilomètres du réseau des routes nationales.

Des records malgré tout

Selon la devise «nous en avons les moyens», outre notre réseau ferroviaire le plus dense en Europe, notre réseau autoroutier vient en deuxième place après celui des Pays-Bas. Et puisqu’il est question de moyens, rappelons que la Suisse construit également les autoroutes les plus chères. Un kilomètre revient à environ 8 millions de francs en France, à 30 millions en Allemagne, et chaque kilomètre de la Transjurane (A16) nous a coûté 70 millions. En ce moment, l’Office fédéral des routes débourse 450 millions pour contourner Viège sur quatre kilomètres et demi. On a même vu la facture de certains kilomètres atteindre un quart de milliard.

Les autoroutes suisses sont toujours vendues comme des axes de transit, alors qu’en réalité, elles servent à des trajets pendulaires de moyenne distance.

Cela s’explique par un autre record: notre pays est celui qui compte le plus de raccordements en Europe. Les autoroutes suisses sont toujours vendues comme des axes de transit, alors qu’en réalité, elles servent à des trajets pendulaires de moyenne distance. On entre le matin à Morges pour sortir onze kilomètres plus loin à Lausanne-Vidy et, pendant neuf minutes (si le trafic est fluide), plus besoin de se soucier de ces cyclistes pénibles ni de ces passages piétons qui obligent à ralentir.

L’abondance d’argent pour la construction d’autoroutes est – ou a longtemps été – une spécificité helvétique. Perçue depuis 1962, la surtaxe douanière sur les carburants a automatisé le financement des routes nationales. Pour le moment, elle a résisté à presque toutes les politiques d’économies et de freins aux déficits.

Autoroute et démocratie: un tracé sinueux

La démocratie semi-directe aurait pu figurer sur la liste des spécificités. Hélas, elle a moins bien fonctionné qu’un moteur à essence alimenté au diesel, en particulier au début de l’ère autoroutière. Prenons l’exemple de Robert Ruckli, jadis directeur du Service fédéral des routes et des digues: sitôt débarrassé des sceptiques, il a voulu lancer les travaux, allant jusqu’à affirmer qu’il passerait outre tout résultat de votation opposé à la vision de son office (ainsi que l’expliqueThomas Schärer dans son brillant essai «Vom Kampf gegen den Beton» [litt. «De la lutte contre le béton», non traduit à ce jour], publié en 1999).

Voilà comment, dans le canton de Vaud, la ville de Morges a été brutalement coupée en deux par l’autoroute de l’Expo 64, en dépit des vives protestations. Quant au petit tronçon autoroutier de Horw, une photo prise en 1955 y montre des voitures fonçant sur la piste de gauche à deux mètres des habitations, avec pour les séparer un grillage d’à peine 90 centimètres de hauteur. De l’autre côté, un sentier longe la double voie en direction d’Uri. Entre les deux, une étroite bande herbeuse, mais pas de clôture.

Résister à la folie

Heureusement, même sans l’ATE, les projets les plus fous n’ont pas tous vu le jour. Sinon, à Berne, une autoroute à six voies traverserait la Schanze sous l’université et empêcherait tout agrandissement de la gare. Et à Zurich, un nouvel îlot serait sorti du lac pour soutenir l’autoroute traversante, laquelle aurait abîmé pour toujours la vue sur le Vrenelisgärtli depuis la Schanzenbrücke. Le pont qui enjambe sauvagement Flamatt montre, aujourd’hui encore, que la tradition fédérale du consensus a connu quelques ratés à l’aube de l’engouement autoroutier.

Peut-être avec un coup de pouce divin, le couvent de capucins de Faido a été le premier à gagner contre un tracé qui aurait coupé un village en deux. Depuis lors, l’autoroute du Gothard bourdonne en permanence de l’autre côté de la vallée. La liaison du Rawil, entre l’Oberland bernois et le Valais, a probablement été la seule à finir à la poubelle, en 1986 – d’une part en raison d’une prometteuse initiative écologiste et d’autre part à cause des dommages prévisibles sur un lac de retenue voisin.

L’Ypsilon zurichoise, elle aussi, est restée inachevée grâce à la résistance d’une organisation issue en quelque sorte de l’aile verte du TCS et dont l’activité a commencé vers 1979: l’ATE. Imaginé en 1955, l’Ypsilon visait à réunir deux autoroutes au Letten, en plein centre-ville de Zurich. Un projet approuvé par le Conseil fédéral en 1962. L’opposition à la construction de ce monstre si proche de la «City» a pris de l’ampleur au début des années 1970.

Deux initiatives populaires ont échoué en 1974 et 1977. Les funérailles de l’Ypsilon ont toutefois eu lieu discrètement en 1986, et on ignore si la Confédération a depuis lors remercié les écologistes de l’avoir empêchée de défigurer Zurich sur la Limmat.

Trèfles de deux à cinq feuilles

En 1960, les quelque 1'500 kilomètres de routes nationales devaient coûter une douzaine de milliards à la Confédération. On a aujourd’hui atteint la centaine. Rien que l’entretien, la rénovation et les constructions minimales de nouveaux tronçons ont englouti trois milliards en 2022.

En 1960, les quelque 1'500 kilomètres de routes nationales devaient coûter une douzaine de milliards à la Confédération. On a aujourd’hui atteint la centaine.

Dans les années 1980, une fois le pic de construction des autoroutes dépassé, le mouvement écologiste s’est rapidement étoffé. Il lui a dès lors paru judicieux de lancer des initiatives, au moins contre les autoroutes à faible trafic ou les tracés parallèles dévoreurs de terres. Actuellement encore, certains tronçons sont à peine plus fréquentés que des artères de transit. Par exemple la Transjurane, avec un trafic quotidien de 14 400 véhicules, et l’autoroute du Gothard, avec 22 800 passages en moyenne.

Sous l’égide de l’ATE, les quatre initiatives dites «du trèfle» ont uni leurs forces en 1987: contre la ligne Zuchwil-Bienne, contre la traversée du district du Knonau, contre le tronçon Yverdon-Morat et contre la Transjurane. La quatrième initiative a été retirée.

Une imagination sans précédent

L’opposition à la N4 dans le Säuliamt est quasiment devenue mythique dans l’histoire de la lutte contre les projets nuisibles à l’environnement. Le «groupe de travail pour un district du Knonau sans autoroute», l’ATE et avant tout les «jeunes du Säuliamt» ne se sont pas contenté·es de nouer des coalitions improbables avec la droite et des organisations paysannes: elles et ils ont aussi bénéficié du soutien de toutes les organisations culturelles locales et montré une inventivité sans précédent dans la résistance légale et non violente. La vidéo consacrée à la N4 a remporté un prix du cinéma à Lugano. Des vaches du Säuliamt se sont même baladées devant l’hôtel de ville de Zurich, en signe de protestation.

Malgré tout, les trois initiatives populaires ont échoué dans les urnes en 1990, avec seulement 31 à 34 % de «oui». Thomas Schärer analyse ainsi ce changement d’attitude: «Les questions d’écologie avaient touché de larges pans de la population lors du débat sur la mort des forêts ainsi qu’après les catastrophes de Tchernobyl et Schweizerhalle, au milieu des années 1980, mais l’intérêt était déjà retombé. De plus, dans une période de stagnation économique, des sujets comme l’emploi et la sécurité sociale attirent davantage l’attention.»

Il est toujours délicat de trouver le bon moment pour voter, dans une démocratie où les délais de traitement sont longs. Maigre consolation pour l’ensemble du mouvement, les autoroutes suisses sont tout de même devenues un peu plus soucieuses de l’environnement.

En Allemagne, la «HaFraBa» a été achevée en 1962 avec l’ouverture de la dernière partie à Fribourg-en-Brisgau. La Suisse a là aussi apporté une petite contribution, tragique cette fois. Près de Neuchâtel, entre Bâle et Fribourg, un nouveau tronçon venait d’être inauguré. Un piéton suisse qui n’avait encore jamais vu d’autoroute dans son pays a voulu la regarder de plus près et, s’aventurant sur la chaussée, s’est fait écraser.

Hans Kaspar Schiesser a été responsable de la politique des transports à l’ATE dans les années 1990.