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Stop à l’extension des routes

Magazine ATE no 1/2023  21 février 2023

Autrefois synonymes de progrès et de modernité, les autoroutes grisâtres qui balafrent le paysages suisse incarnent la mobilité d’hier. Il est temps de mettre fin au règne de la voiture privée pour laisser place à des solutions d’avenir, plus respectueuses de la nature et de l’être humain.

Contenu

  • Cinq trèfles et du retard du démarrage - Hans Kaspar Schiesser
  • Le pire de tous les moyens de transport - Selim Egloff
  • De routes en suffisance - Nelly Jaggi
  • Coup de frein sur les autoroutes européennes - Camille Marion
  • Suivre de nouvelles voies - Andreas Käsermann

Cinq trèfles et du retard au démarrage

Hans Kaspar Schiesser

La Suisse ne s’est pas précipitée pour construire son réseau autoroutier. Alors qu’elle a commencé par le bétonner de manière abrupte dans les années 1960, elle l’a ensuite mieux intégré au paysage, notamment en raison de la pression de l’ATE. La résistance a atteint son apogée vers 1988 dans le district du Knonau, d’une part sur le plan politique, et surtout en matière d’inventivité.

Dans le cadre d’une exposition qui a eu lieu en 1927, Willy Sarbach, apprenti ferronnier bâlois, s’est retrouvé devant la question d’un concours: «Comment s’y prendre pour que des routes à fort trafic et à quatre voies se croisent sans heurt au nord des Alpes, alors même qu’un tel projet n’a encore jamais été réalisé à ce jour?» Le défi était lancé par une association allemande baptisée «HaFraBa», pour «Hambourg-Francfort-Bâle».

Idée reprise par le nazisme

Après avoir observé différents carrefours de ce type à Bâle, Willy Sarbach a eu une idée, devenue aujourd’hui très courante: l’échangeur autoroutier en forme de trèfle, pour lequel notre homme a obtenu en 1929 un brevet du Bureau fédéral de la propriété industrielle à Berne. Il ignorait encore qu’en 1916 aux États-Unis un ingénieur civil du nom de Hale avait eu une idée similaire, même si elle n’avait pas véritablement abouti.

Les autoroutes sont toutefois restées à l’état de concept. Ce n’est qu’en 1933 que le régime nazi découvrit la valeur d’une voie express, en y incluant le trait de génie de Willy Sarbach. En mai 1935, on a ainsi inauguré 22 kilomètres de la «HaFraBa» près de Darmstadt. L’échangeur de Schkeuditz, à proximité de Leipzig, a été réalisé en 1938 selon les plans de notre Bâlois. Pas loin de 3900 kilomètres de routes à quatre voies sillonnaient l’Allemagne
en 1943.

La spécificité autoroutière suisse

La Suisse a donc modestement contribué à l’histoire des routes européennes à grand débit en 1929, avant même leur concrétisation. Puis elle s’est occupée d’autres choses avant de se réveiller dans les années 1960.

Les premières autoroutes sont apparues en 1955 à Horw, près de Lucerne, en 1962 à Grauholz, dans les environs de Berne, et surtout pour l’Expo 64 entre Genève et Lausanne. Bien qu’aucune innovation technique n’était plus possible depuis longtemps, les Helvètes ont établi quelques records, jusqu’aux actuels 2254 kilomètres du réseau des routes nationales.

Des records malgré tout

Selon la devise «nous en avons les moyens», outre notre réseau ferroviaire le plus dense en Europe, notre réseau autoroutier vient en deuxième place après celui des Pays-Bas. Et puisqu’il est question de moyens, rappelons que la Suisse construit également les autoroutes les plus chères. Un kilomètre revient à environ 8 millions de francs en France, à 30 millions en Allemagne, et chaque kilomètre de la Transjurane (A16) nous a coûté 70 millions. En ce moment, l’Office fédéral des routes débourse 450 millions pour contourner Viège sur quatre kilomètres et demi. On a même vu la facture de certains kilomètres atteindre un quart de milliard.

Les autoroutes suisses sont toujours vendues comme des axes de transit, alors qu’en réalité, elles servent à des trajets pendulaires de moyenne distance.

Cela s’explique par un autre record: notre pays est celui qui compte le plus de raccordements en Europe. Les autoroutes suisses sont toujours vendues comme des axes de transit, alors qu’en réalité, elles servent à des trajets pendulaires de moyenne distance. On entre le matin à Morges pour sortir onze kilomètres plus loin à Lausanne-Vidy et, pendant neuf minutes (si le trafic est fluide), plus besoin de se soucier de ces cyclistes pénibles ni de ces passages piétons qui obligent à ralentir.

L’abondance d’argent pour la construction d’autoroutes est – ou a longtemps été – une spécificité helvétique. Perçue depuis 1962, la surtaxe douanière sur les carburants a automatisé le financement des routes nationales. Pour le moment, elle a résisté à presque toutes les politiques d’économies et de freins aux déficits.

Autoroute et démocratie: un tracé sinueux

La démocratie semi-directe aurait pu figurer sur la liste des spécificités. Hélas, elle a moins bien fonctionné qu’un moteur à essence alimenté au diesel, en particulier au début de l’ère autoroutière. Prenons l’exemple de Robert Ruckli, jadis directeur du Service fédéral des routes et des digues: sitôt débarrassé des sceptiques, il a voulu lancer les travaux, allant jusqu’à affirmer qu’il passerait outre tout résultat de votation opposé à la vision de son office (ainsi que l’expliqueThomas Schärer dans son brillant essai «Vom Kampf gegen den Beton» [litt. «De la lutte contre le béton», non traduit à ce jour], publié en 1999).

Voilà comment, dans le canton de Vaud, la ville de Morges a été brutalement coupée en deux par l’autoroute de l’Expo 64, en dépit des vives protestations. Quant au petit tronçon autoroutier de Horw, une photo prise en 1955 y montre des voitures fonçant sur la piste de gauche à deux mètres des habitations, avec pour les séparer un grillage d’à peine 90 centimètres de hauteur. De l’autre côté, un sentier longe la double voie en direction d’Uri. Entre les deux, une étroite bande herbeuse, mais pas de clôture.

Résister à la folie

Heureusement, même sans l’ATE, les projets les plus fous n’ont pas tous vu le jour. Sinon, à Berne, une autoroute à six voies traverserait la Schanze sous l’université et empêcherait tout agrandissement de la gare. Et à Zurich, un nouvel îlot serait sorti du lac pour soutenir l’autoroute traversante, laquelle aurait abîmé pour toujours la vue sur le Vrenelisgärtli depuis la Schanzenbrücke. Le pont qui enjambe sauvagement Flamatt montre, aujourd’hui encore, que la tradition fédérale du consensus a connu quelques ratés à l’aube de l’engouement autoroutier.

Peut-être avec un coup de pouce divin, le couvent de capucins de Faido a été le premier à gagner contre un tracé qui aurait coupé un village en deux. Depuis lors, l’autoroute du Gothard bourdonne en permanence de l’autre côté de la vallée. La liaison du Rawil, entre l’Oberland bernois et le Valais, a probablement été la seule à finir à la poubelle, en 1986 – d’une part en raison d’une prometteuse initiative écologiste et d’autre part à cause des dommages prévisibles sur un lac de retenue voisin.

L’Ypsilon zurichoise, elle aussi, est restée inachevée grâce à la résistance d’une organisation issue en quelque sorte de l’aile verte du TCS et dont l’activité a commencé vers 1979: l’ATE. Imaginé en 1955, l’Ypsilon visait à réunir deux autoroutes au Letten, en plein centre-ville de Zurich. Un projet approuvé par le Conseil fédéral en 1962. L’opposition à la construction de ce monstre si proche de la «City» a pris de l’ampleur au début des années 1970.

Deux initiatives populaires ont échoué en 1974 et 1977. Les funérailles de l’Ypsilon ont toutefois eu lieu discrètement en 1986, et on ignore si la Confédération a depuis lors remercié les écologistes de l’avoir empêchée de défigurer Zurich sur la Limmat.

Trèfles de deux à cinq feuilles

En 1960, les quelque 1'500 kilomètres de routes nationales devaient coûter une douzaine de milliards à la Confédération. On a aujourd’hui atteint la centaine. Rien que l’entretien, la rénovation et les constructions minimales de nouveaux tronçons ont englouti trois milliards en 2022.

En 1960, les quelque 1'500 kilomètres de routes nationales devaient coûter une douzaine de milliards à la Confédération. On a aujourd’hui atteint la centaine.

Dans les années 1980, une fois le pic de construction des autoroutes dépassé, le mouvement écologiste s’est rapidement étoffé. Il lui a dès lors paru judicieux de lancer des initiatives, au moins contre les autoroutes à faible trafic ou les tracés parallèles dévoreurs de terres. Actuellement encore, certains tronçons sont à peine plus fréquentés que des artères de transit. Par exemple la Transjurane, avec un trafic quotidien de 14 400 véhicules, et l’autoroute du Gothard, avec 22 800 passages en moyenne.

Sous l’égide de l’ATE, les quatre initiatives dites «du trèfle» ont uni leurs forces en 1987: contre la ligne Zuchwil-Bienne, contre la traversée du district du Knonau, contre le tronçon Yverdon-Morat et contre la Transjurane. La quatrième initiative a été retirée.

Une imagination sans précédent

L’opposition à la N4 dans le Säuliamt est quasiment devenue mythique dans l’histoire de la lutte contre les projets nuisibles à l’environnement. Le «groupe de travail pour un district du Knonau sans autoroute», l’ATE et avant tout les «jeunes du Säuliamt» ne se sont pas contenté·es de nouer des coalitions improbables avec la droite et des organisations paysannes: elles et ils ont aussi bénéficié du soutien de toutes les organisations culturelles locales et montré une inventivité sans précédent dans la résistance légale et non violente. La vidéo consacrée à la N4 a remporté un prix du cinéma à Lugano. Des vaches du Säuliamt se sont même baladées devant l’hôtel de ville de Zurich, en signe de protestation.

Malgré tout, les trois initiatives populaires ont échoué dans les urnes en 1990, avec seulement 31 à 34 % de «oui». Thomas Schärer analyse ainsi ce changement d’attitude: «Les questions d’écologie avaient touché de larges pans de la population lors du débat sur la mort des forêts ainsi qu’après les catastrophes de Tchernobyl et Schweizerhalle, au milieu des années 1980, mais l’intérêt était déjà retombé. De plus, dans une période de stagnation économique, des sujets comme l’emploi et la sécurité sociale attirent davantage l’attention.»

Il est toujours délicat de trouver le bon moment pour voter, dans une démocratie où les délais de traitement sont longs. Maigre consolation pour l’ensemble du mouvement, les autoroutes suisses sont tout de même devenues un peu plus soucieuses de l’environnement.

En Allemagne, la «HaFraBa» a été achevée en 1962 avec l’ouverture de la dernière partie à Fribourg-en-Brisgau. La Suisse a là aussi apporté une petite contribution, tragique cette fois. Près de Neuchâtel, entre Bâle et Fribourg, un nouveau tronçon venait d’être inauguré. Un piéton suisse qui n’avait encore jamais vu d’autoroute dans son pays a voulu la regarder de plus près et, s’aventurant sur la chaussée, s’est fait écraser.

Hans Kaspar Schiesser a été responsable de la politique des transports à l’ATE dans les années 1990.

Le pire de tous les moyens de transport

Selim Egloff

Vouloir continuellement étendre l’infrastructure automobile contre tout bon sens a des conséquences qui vont au-delà de la crise climatique. La politique actuelle conduit à une impasse.

Ça bouchonne sur les routes de Suisse! Ces dernières années, les heures d’embouteillage – à l’exception notoire de la période de confinement liée à la pandémie de Covid-19 – n’ont cessé d’augmenter. À maints endroits, aux heures de pointe, le réseau autoroutier suisse est saturé voire à l’arrêt. Les points névralgiques et leurs solutions de contournement sont depuis longtemps connus de tout le monde – notamment du fait que la radio nous en informe jour après jour.

Les milieux économiques et les partis bourgeois n’ont de cesse de répéter qu’on se trouve à l’aube de l’effondrement du système routier, menaçant de paralyser le pays tout entier. Pour qui se souvient des promesses de la politique des transports de ces dernières décennies, cette crise permanente de la route a de quoi étonner. Une bonne partie du réseau des routes nationales n’a pas plus de 30 ans et les tronçons initiaux ont déjà été élargis plusieurs fois. Pour chacune de ces extensions, l’argument avancé était le même: «Le trafic sera plus fluide!» Et voilà qu’aujourd’hui les problèmes auxquels la troisième génération d’automobilistes se trouve confrontée sont exactement les mêmes.

L’utilisation de l’espace routier – qui représente plus du quart de la surface construite en Suisse – est spectaculairement inefficace. Dans notre pays, les voitures – dont la taille ne cesse d’augmenter – ne transportent que 1,1 personne en moyenne en trafic pendulaire et 1,9 pour les activités de loisirs. Vouloir combattre l’engorgement du trafic routier par de nouveaux contournements n’est pas la bonne méthode. Pour avoir un avenir, les transports routiers doivent avant tout se plier à un régime amincissant.

Aux heures de pointe, le réseau autoroutier suisse est saturé voire à l’arrêt. Les points névralgiques sont connus de tout le monde – notamment du fait que la radio nous en informe jour après jour.

Une logique dépassée

Insouciant, l’Office fédéral des routes (OFROU) persiste dans sa logique dépassée de vouloir résoudre les problèmes de circulation par davantage de routes. Pourtant, l’OFROU, tout comme la science des transports, connaissent parfaitement les risques et les effets secondaires: Les routes appellent le trafic. Ainsi, par exemple, l’OFROU prévoit l’élargissement du viaduc de Felsenau à Berne pour 2040. Pourtant, on sait déjà que les mesures de délestage du Grauholz – l’extension à huit voies de l’autoroute à l’est de Berne prévue pour cette décennie – entraîneront très vite la saturation du tronçon de Felsenau. Les spécialistes nomment ce phénomène «trafic induit».

Fausse solution

L’amélioration résultant de la construction de nouvelles routes n’est que passagère. Les nouvelles capacités disponibles invitent à circuler davantage: davantage de gens envisagent d’utiliser le nouveau tronçon pour leurs déplacements et planifient leurs lieux de domicile, de travail ou de loisirs en conséquence.

L’élargissement d’une autoroute augmente également les distances parcourues, puisqu’on y roule non seulement plus vite, mais également plus souvent. C’est alors qu’un cercle vicieux s’amorce jusqu’à épuisement des capacités. Il est aussi illusoire de croire qu’une extension autoroutière serait un remède contre les émissions polluantes engendrées par un embouteillage.

La stratégie routière surdimensionnée menée par la Confédération dans les années 60 était basée sur le concept de villes conçues pour la voiture, avec une desserte des centres urbains par des routes à haut débit de plusieurs voies sur le modèle américain. C’est grâce à la résistance active de la population locale que les pires projets ont pu être évités. Certaines des réalisations qui se sont tout de même imposées apparaissent aujourd’hui encore comme des plaies béantes dans le paysage urbain. Mais les problèmes de transport subsistent et ne font qu’empirer.

Un danger pour les autres

La population a compris depuis longtemps qu’un tel système ne pouvait pas fonctionner. Les déplacements des un·es sont avant tout une nuisance pour les autres. C’est dans les villes que le phénomène est le plus visible. Nulle part ailleurs la pollution sonore, les effets négatifs de la circulation routière sur la qualité de l’air et les risques pour les personnes les plus vulnérables sur la chaussée n’apparaissent avec autant d’acuité. Étonnamment, c’est là aussi que la proportion de ménages sans voiture privée est la plus forte.

Par ailleurs, la forte densité du trafic routier est la principale raison évoquée en Suisse par les personnes qui craignent de se déplacer à vélo ou à pied, alors qu’elles seraient volontiers disposées à le faire. Pour les enfants, les personnes âgées ou les gens qui ne peuvent pas conduire une voiture, l’obstacle que constitue le trafic routier s’exprime plus durement encore.

Effets secondaires

Au nombre des effets secondaires, il faut inclure des phénomènes qui apparaissent loin des autoroutes. En effet, l’extension des principaux axes routiers non seulement détruit de précieuses zones de cultures et appauvrit la biodiversité, mais elle étend ses effets néfastes bien au-delà.

Plus les gens se déplaceront en voiture, plus il faudra créer des parkings près des centres commerciaux, des sites de loisirs et des lieux de travail. Logiquement, chaque voyage en voiture nécessite au moins une place de parc au départ et une à l’arrivée. Et plus la voiture détruira la nature, plus les gens auront tendance à s’établir dans des zones à faible desserte en transports pour fuir le trafic et y construire dans la verdure une maison familiale et son garage.

Insouciant, l’Office fédéral des routes persiste dans sa logique dépassée de vouloir résoudre les problèmes de circulation par davantage de routes.

Rejets nocifs

Les conséquences de l’extension continuelle des routes sont particulièrement nuisibles aux écosystèmes et à la santé. En cas de déboisement pour la construction de routes, des reboisements sont certes entrepris à titre de compensation, mais au détriment de l’agriculture. Cela accentue encore le recul des surfaces arables déjà restreintes, affaiblit l’agriculture suisse et, par la même occasion, la sécurité d’approvisionnement du pays – sans parler de la grave pollution des sols par les métaux lourds due aux gaz d’échappement.

L’émergence de la voiture électrique ne résoudra de loin pas tous les problèmes environnementaux. Et le jour où toutes les voitures seront électriques, l’usure des pneus restera la principale source de microplastiques. Ceux-ci s’accumulent dans les endroits les plus reculés de la planète, se déposant dans les eaux et les êtres vivants. Les nuisances de la pollution sonore sont les plus connues. Mais la voiture électrique n’y changera rien, puisque dès 30 km/h c’est le bruit de roulement qui domine.

Financièrement également, les nouvelles routes sont un non-sens. Ainsi, le budget prévu pour le contournement partiel de Saint-Gall permettrait de réactiver le réseau de tram sacrifié dans les années 50 sur l’autel de la foi en la voiture.

Les transports ont besoin d’efficience

De tous les moyens de transport, l’automobile est de loin le moins efficient par rapport à la surface utilisée. Dans notre pays densément peuplé, elle n’est pas une solution d’avenir. Les milieux qui se soucient de l’efficience de l’infrastructure en considération de la croissance de la population devraient s’investir pour un système de transport ménageant les ressources et l’espace et favorisant les personnes les plus vulnérables au lieu de les refouler par une déferlante de tôle sur la chaussée. Vouloir améliorer la mobilité de la population par l’extension du réseau autoroutier est une illusion: on obtient le résultat inverse.

Selim Egloff est responsable de projets de politique des transports à l’ATE Suisse. Il apprécie que la bretelle autoroutière prévue devant sa fenêtre durant son enfance n’ait jamais été réalisée.

Des routes en suffisance

Nelly Jaggi

Celles et ceux qui réclament de nouvelles routes de contournement ou l’extension d’autoroutes ignorent les changements politique et économique survenus ces dernières années. Dans le canton de Berne, la population aura le dernier mot en mars.

Ces dernières années, la poursuite de la croissance du trafic automobile a à nouveau été clairement rejetée à plusieurs reprises, et des alternatives ont été exigées. Au niveau national, la «Stratégie climatique à long terme» de la Confédération fixe l’objectif de zéro émission nette de gaz à effet de serre d’ici à 2050. Des initiatives de villes ou des contrepropositions de poids à Aarau, Bâle, Lucerne, Saint-Gall, Winterthour, Zurich et Genève ont été acceptées à une large majorité.

À Berne, le peuple s’est prononcé en faveur de la neutralité climatique d’ici 2050. Pas moins de sept projets d’extension autoroutière sont cependant en cours dans le canton de Berne. L’imposant élargissement à huit voies au Grauholz est l’un des cinq projets figurant dans le programme de développement stratégique des routes (PRODES) 2023.

L’opposition qui s’exprime aujourd’hui montre que des projets aussi radicaux ne sont pas dans l’air du temps. Elle émane de la population, mais le gouvernement de la ville de Berne s’est également prononcé contre. Certes, le Conseil fédéral agit dans le cadre du fonds pour les routes nationales et le trafic d’agglomération (FORTA), mais les importantes évolutions économiques et sociales de ces dernières années ne peuvent pas être simplement ignorées.

La résistance porte ses fruits

Dans le canton de Berne, l’opposition à deux autres projets de construction routière a déjà porté ses fruits. La section bernoise de l’ATE et ses partenaires ont lancé avec succès un référendum contre les projets de routes de contournement dans l’Emmental et l’Oberaargau. Les plus de 23 000 signatures récoltées montrent que ces deux projets coûteux et nuisibles à l’environnement ne sont pas souhaités par de nombreuses personnes.

Le projet de contournement d’Aarwangen, qui a coûté des millions, est sur la sellette: conçu il y a trente ans, il est aujourd’hui totalement hors du temps. Les deux projets sont en contradiction avec la stratégie globale de mobilité du canton de Berne, basée sur quatre piliers: «éviter (les transports), transférer, organiser de manière supportable et mettre en réseau». C’est justement la mise en réseau numérique, c’est-à-dire l’usage combiné de différents moyens de transport et le partage accru de véhicules, qui devrait augmenter l’efficacité du système de transport – une contradiction douloureuse au regard des routes supplémentaires prévues.

Les alternatives existent

Comme si souvent, les extensions routières sont présentées à la population locale comme la seule solution – les localités concernées d’Aarwangen et d’Oberburg ont incontestablement un problème de circulation. Mais les alternatives, bien réelles, sont volontiers négligées. Déplacer le problème n’est pas la solution. Dans le cas d’Aarwangen, la variante en tunnel du trajet actuellement routier du «Bipperlisi», un train régional reliant Soleure et Langenthal, serait une alternative. «Une fois de plus, le canton de Berne s’assied sur ses propres principes et persiste dans une vision bétonnée. Il existe pourtant des alternatives durables, comme le montre par exemple l’idée d’un tunnel ferroviaire sous Aarwangen, jamais examinée», explique Christoph Waber du groupe régional ATE Oberaargau -Emmental.

Un regard sur d’autres projets d’extension confirme que des concepts datant de la nuit des temps ne correspondent plus à la volonté populaire actuelle.

Le référendum, en dernier recours

Un regard sur d’autres projets d’extension confirme que des concepts datant de la nuit des temps ne correspondent plus à la volonté populaire actuelle. Dans le cas de la résistance contre l’axe ouest biennois, le pragmatisme, l’expertise, la patience, la ténacité et la proximité avec les citoyens et citoyennes ont mené au succès. En 2020, les Zurichois·es ont rejeté le projet de tunnel du Rosenberg, et en automne 2021, les Nidwaldien·nes ont refusé la route de délestage de Stans Ouest. En 2007 déjà, le canton du Tessin avait dit non à la bretelle d’accès à l’autoroute de Locarno: un référendum avait été lancé contre le tracé critiqué à travers la plaine du Magadino. Le projet de raccordement de Locarno au réseau des routes nationales n’est pas pour autant abandonné.

Ces exemples montrent qu’une réorientation de la construction routière est nécessaire. Si le Parlement devait approuver une mise à jour du programme STEP Routes dans sa forme actuelle complètement dépassée, l’ATE se verrait dans l’obligation de lancer un référendum.

    

Coup de frein sur les autoroutes européennes

Camille Marion

Par-delà nos frontières, des voix s’élèvent contre les politiques archaïques de planification et de développement des infrastructures routières. Exemples en Allemagne et au Royaume-Uni.

«Nous sommes sur une autoroute de l’enfer climatique, avec notre pied sur l’accélérateur.» Ces mots alarmants d’António Guterres marquaient en novembre dernier l’ouverture en Égypte de la COP27, la Conférence de l’ONU sur le climat.

La métaphore asphaltée est bien choisie puisque le transport routier représente la proportion la plus élevée des émissions globales du secteur. La loi européenne sur le climat vise zéro émission nette de gaz à effet de serre d’ici 2050. Le Parlement européen légifère en priorité sur les objectifs de réduction de CO2 appliqués aux États membres et enjoint ces derniers à prendre les mesures nécessaires aux niveaux national et international pour atteindre le statut de premier continent climatiquement neutre d’ici 2050.

En matière de mobilité, la plupart des mesures concernent la promotion des carburants à faible teneur en carbone ou des voitures électriques, ainsi que sur l’encouragement d’un transfert modal vers les transports publics. Pourtant, les infrastructures routières jouent un rôle prépondérant dans la définition d’une mobilité respectueuse de l’environnement. Les récents exemples allemands et gallois devraient inspirer les pays voisins.

Allemagne: investir pour l’avenir

L’histoire d’amour entre l’Allemagne et la voiture connaît quelques sinuosités. Le pays de l’industrie automobile innovante et des autoroutes à vitesse illimitée est rattrapé par la réalité environnementale. Dans un sondage mené à l’échelle nationale et publié en janvier dernier, quatre personnes interrogées sur cinq se disent favorables à l’abandon de nouvelles autoroutes si cela permet de protéger le climat.

Le pays de l’industrie automobile innovante et des autoroutes à vitesse illimitée est rattrapé par la réalité environnementale.

Le sondage a été commandé par Greenpeace, qui estime que la planification actuelle ignore complètement la protection du climat. «Seuls les critères économiques et la manière dont le trafic se développe sont pris en compte. Or, c’est l’infrastructure qui détermine si les émissions de CO2 dans les transports vont enfin diminuer», déplore l’organisation environnementale.

Dans son Plan fédéral des voies de communication, le ministère des transports allemand définit les priorités des 15 prochaines années en matière de routes nationales, de voies navigables et de chemins de fer. Le plan actuel est valable jusqu’en 2030 mais peut encore être modifié, ce qui est aussi nécessaire qu’urgent pour Greenpeace puisque les nouvelles autoroutes prévues conduiront à la destruction de vastes surfaces de forêt, de prairies et de landes. Bonne nouvelle: un examen des besoins est actuellement en cours et s’accompagne d’un processus de dialogue entre le gouvernement et les associations environnementales.

Pays de Galles: temps de réflexion

Au Royaume-Uni aussi, la politique de développement du réseau routier suscite une remise en question. Au Pays de Galles, les autorités ont suspendu l’ensemble des futurs projets de construction routière afin d’en examiner la pertinence.

«Nous devons cesser d’investir dans des projets qui encouragent la population à conduire, et dépenser davantage d’argent pour entretenir nos routes et investir dans de vraies alternatives qui donnent aux gens un choix significatif», déclarait alors Lee Waters, vice-ministre du changement climatique.

L’examen devrait déterminer comment le gouvernement peut réorienter les dépenses vers un meilleur entretien des routes existantes plutôt que d’en construire de nouvelles. Cela devrait également encourager la création de voies de bus, de pistes cyclables et autres infrastructures de transport durables.

Changer de cap

L’urgence climatique s’invite sur les routes de toute l’Europe. Au-delà de la grogne contre la planification de projets autoroutiers et d’infrastructures d’un autre temps, des gouvernements débattent d’une limitation de la vitesse sur les autoroutes afin de réduire les émissions. Ailleurs, des activistes bloquent la circulation, usant de la désobéissance civile pour interpeller les politiques.

Qu’elles proviennent des autorités ou du peuple, les revendications en faveur d’une remise en question des politiques concernant le transport routier émergent. Les débats sont nécessaires, et le changement de cap est urgent.

Suivre de nouvelles voies

Andreas Käsermann

Ce n’est pas un secret: tenter d’absorber le trafic en construisant de nouvelles routes est un emplâtre sur une jambe de bois. Mais la Confédération tient toujours à appliquer ce remède. Il existe pourtant d’autres solutions.

Vous souvenez-vous de Marty Mc-Fly, l’adolescent de la trilogie «Retour vers le futur», qui traversait le temps en jeans, chemise de flanelle, sans quitter son skate-board et sa guitare? Doc Brown, son acolyte déjanté mais génial lui a permis de sauter d’une époque à l’autre sans prendre une ride.

Les prophéties des films des années 1980 sont loin de s’être toutes réalisées. Nous n’avons pas de voitures volantes et les autoroutes ne s’élèvent pas dans le ciel pour absorber le trafic toujours plus dense. En revanche, une chose est sûre: sur les routes, nombre d’usagères et usagers se disputent la chaussée.

Il y aurait pourtant d’autres manières de faire. Le travail à domicile fait partie des solutions. Ces trois dernières années de pandémie nous ont montré que c’était faisable dans de nombreux secteurs, notamment aussi grâce à la numérisation qui ne cesse de progresser. Si toutes les personnes actives restaient chez elles une fois par semaine, les trajets pendulaires diminueraient de 20 %. Et si, en plus, celles qui doivent se rendre sur leur lieu de travail profitaient d’horaires flexibles, le trafic s’écoulerait de manière plus fluide. Les trains et les bus seraient moins bondés et sur les routes, les embouteillages diminueraient.

Mieux occuper les voitures

De nos jours, la majeure partie des voitures circulent avec une seule personne  bord. À un carrefour équipé de feux de signalisation, ce sont ainsi 80 personnes qui entrent en ville pendant cinq phases vertes à une heure de grande affluence. Si les voitures étaient pleinement occupées, ce chiffre passerait à 300 environ.

Le but n’est pas de permettre au plus grand nombre possible de personnes d’accéder au centre-ville, mais de se limiter à celles qui doivent effectivement s’y rendre. Avec des voitures pleinement occupées, le trafic diminuerait de plus de 70 % au carrefour en question. C’est un argument décisif pour le covoiturage, où le véhicule est utilisé par plusieurs personnes qui parcourent le même trajet.

Le Conseil fédéral a décidé de créer les conditions permettant de favoriser et d’encourager ce type de partage. Des voies de circulation doivent être réservées aux véhicules transportant un certain nombre de voyageurs.

Contre l’explosion du trafic

Covoiturage: le covoiturage permet de mieux occuper les véhicules en permettant à plusieurs personnes qui se rendent au même endroit de voyager ensemble. L’ATE propose des conseils pour organiser ce type de partage www.ate.ch/themes/voiture/autopartage/covoiturage

Autopartage: en Suisse, le leader de la branche est Mobility. Mais l’autopartage peut aussi être organisé entre voisin·es, sur la base d’une initiative privée. Vous en saurez davantage sur www.ate.ch/themes/voiture/autopartage

Initiative Carfree: la meilleure voiture est celle qui n’est pas construite. Selon l’Office fédéral de la statistique, plus d’un cinquième des foyers suisses renonce à posséder un véhicule à moteur. Dans les villes, ce sont près de la moitié des foyers, qui optent alors plutôt pour l’autopartage. Vous trouverez des informations sur l’initiative Carfree sur www.ate-carfree.ch

«Masterplan pour un trafic sans énergie fossile»: sur la base d’une étude consacrée à la mobilité, l’ATE a élaboré un masterplan comportant plusieurs scénarios d’avenir afin de libérer le trafic des carburants fossiles. Détails sur www.ate.ch/sansfossile

Simulation par l’intelligence artificielle

La menace de l’engorgement semble pourtant peu dissuasive et la circulation aux points névralgiques reste conséquente, jour après jour. Pour percer ce mystère, l’institut de planification du trafic de l’ETH Zurich simule, par ordinateur, des changements dans un système de transport, afin d’en évaluer les effets. Il peut s’agir du blocage d’une voie de circulation, de l’élargissement de la chaus-sée ou d’un raccourcissement des phases où les feux sont au vert.

Les modèles reposent sur les données réelles aux points de passage étudiés. Les scientifiques créent des usagers et usagères de la route virtuel·les. L’état de leurs connaissances est nul au début de l’expérience de sorte que ces avatars finissent toujours par se retrouver dans les embouteillages, presque comme de vraies personnes. Mais ces simulations d’automobilistes sont capables d’apprendre et essaient donc à chaque nouveau passage d’optimiser leur comportement et leur itinéraire. Grâce aux données enregistrées, les avatars sont mieux en mesure de s’améliorer que les personnes réelles coincées derrière leur volant.

Les résultats de la simulation à l’ETH aident les spécialistes de la planification à ajuster les mesures de gestion du trafic. Ils permettent également d’évaluer si des aménagements prévus auront les effets escomptés.

On est à l’étroit sur les routes. Il existe pourtant d’autres manières de faire.

Des entreprises montrent l’exemple

Les entreprises ont aussi la possibilité de prévenir l’explosion du trafic routier. L’usine BMW de Dingolfing, en Bavière, fait oeuvre de pionnière dans une région plutôt mal desservie en matière de transports. Son immense site a ouvert dans les années 1970 et depuis, la charge de trafic a fortement augmenté pour la petite localité de 18 000 âmes.

Pour cette raison, BMW a mis sur pied un service de bus pendulaires. C’était il y a près de 40 ans. Depuis, plus de 250 bus desservent quotidiennement quelque 2500 haltes, et ce bien au-delà des limites du district, parcourant plus de 40 000 kilomètres par jour. Deux tiers des 17 000 employé·es de BMW travaillant à Dingolfing utilisent ce système de transport.

Naturellement, cet exemple est extrême. Grâce à la densité du réseau de transports publics en Suisse, les entreprises ont rarement besoin d’envisager de telles solutions. En revanche, il serait judicieux qu’elles réfléchissent aux possibilités de remplacer leur offre de places de stationnement destinées au personnel, qui coûtent cher.

Utiliser, partager, électrifier

En 2021, l’ATE a formulé son masterplan «pour un trafic sans énergie fossile», dont il ressort que nous ne pourrons atteindre les objectifs de l’Accord de Paris sur le climat que si nous abandonnons les agents énergétiques fossiles d’ici 2050 au plus tard. Pour l’ATE, la solution réside dans le développement des transports en commun et l’amélioration de l’infrastructure cycliste. Pour les voitures qui restent, l’ATE préconise un arrêt des ventes de modèles équipés d’un moteur à combustion pour les remplacer par des véhicules électriques. Il y a pourtant un hic: la fabrication de voitures électriques consomme davantage de ressources que celle de voitures normales.

Il serait donc intéressant que les premières ne restent pas des heures sur des places de stationnement après avoir servi, mais qu’elles puissent être utilisées après avoir été brièvement rechargées. L’avantage des voitures électriques par rapport aux modèles à essence augmente si elles sont utilisées fréquemment, par exemple en autopartage.

C’est l’une des raisons pour lesquelles Mobility mise sur les voitures électriques, qui formeront la totalité de sa flotte d’ici 2030.

Tarification de la mobilité

Pour désengorger les villes, la tarification de la mobilité a d’ores et déjà fait ses preuves dans le monde entier. En Suisse, elle se heurte pourtant à une opposition véhémente. Pendant des années, s’agissant de l’utilisation des routes, le principe «pollueur-payeur» a été radicalement balayé. Nous n’en sommes donc qu’aux essais pilotes en la matière. Ceux-ci doivent donner à la population l’occasion de constater que la tarification de la mobilité n’est pas un cercle vicieux. La pratique actuelle a par ailleurs permis d’apprendre. Il existe déjà des échelles de prix dans les transports en commun, qui aident à gérer l’occupation des trains durant la journée. Si le système de tarification de la mobilité est conçu de manière similaire, de sorte que les trajets aux heures de pointe coûtent davantage que durant le reste de la journée, le trafic devrait être mieux réparti. Nous pourrions ainsi enterrer les projets de développement des routes.

Encourager de nouvelles approches

En automne, le mouvement JeuneATE a montré, sur la place fédérale, que les générations futures ne pouvaient pas assumer le développement du réseau routier. Il y a encore 20 ans, les voitures stationnaient en nombre sur cette place. Ce parking en plein air a disparu en 2004 pour faire place à un lieu de vie et de passage très apprécié. Les craintes soulevées par les travaux sont oubliées depuis longtemps, personne ne souhaite le retour de l’affreux parking d’antan.

Bétonner des surfaces cultivées utiles et aménager des échangeurs autoroutiers gigantesques pour lisser les brefs pics de trafic pendulaire serait une absurdité. Ou comme le dit Doc Brown à juste titre dans «Retour vers le futur»: «La route? Là où on va, on n’a pas besoin de route!»

Andreas Käsermann est porte-parole à l’ATE Suisse.

    

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